Mafia, crime transnational et mondialisation
La ligne d’horizon
Colloque international : Défaire le développement, Refaire le monde
Atelier 2. L’économie criminelle : avenir ou vérité du développement ?
Paris, 28 février – 3 mars 2002
Umberto Santino
Mafia, crime transnational et mondialisation
1. Le modèle mafieux et le paradigme de la complexité
Selon la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, signée à Palerme en décembre 2000, un groupe criminel organisé désigne “un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre un ou plusieurs crimes graves (…) pour tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel”.
Cette définition ressemble à bien des égards à celle de la loi anti-mafia italienne, approuvée en 1982, définissant pour la première fois l’association criminelle de type mafieux :
L’association est de type mafieux lorsque ceux qui en font partie se servent de la force d’intimidation du lien associatif ainsi que des conditions d’assujetissement et de la loi du silence (omertà) qui en dérive, pour commettre des crimes, pour acquérir, de façon directe ou indirecte, la gestion ou le contrôle d’activités économiques, concessions, autorisations, adjudications et services publics, ou pour réaliser des profits ou des avantages injustes en soi ou pour les autres.
L’idée de mafia en tant qu’association criminelle ou entrepreurial, si elle saisit certains aspects essentiels du phénomène mafieux, n’est cependant pas, à mon avis, exhaustive. J’ai proposé, afin d’en obtenir une représentation adéquate, l’adoption d’un “paradigme de la complexité”, basé sur la relation fonctionnelle existant entre les divers aspects : crime, accumulation, pouvoir, code culturel, consensus social.
Selon cette hypothèse, la mafia n’est pas seulement une association criminelle pas plus qu’elle n’agit comme une entreprise, mais c’est aussi un sujet politique qui exerce un pouvoir qui lui est propre (la domination territoriale) et qui interagit avec les systèmes institutionnels étatiques et politiques.
1.1. La mafia sicilienne
Les groupes mafieux ne sont pas isolés. Ils agissent au sein d’un système relationnel soudé par la recherche d’intérêts communs et par le partage d’un code culturel. Ce système relationnel dont la base dépasse la division des classes, est dominé par des sujets illégaux et légaux (professions libérales, entrepreneurs, bureaucrates, politiciens) riches et puissants (la bourgeoisie mafieuse).
On présente généralement de la mafia une vision sectorielle (la mafia des extorsions, la mafia des adjudications, la mafia des drogues etc.). En réalité, la mafia est un système uni, articulé et polymorphe et, contrairement aux stéréotypes parlant de vieille et nouvelle mafia, de mutations drastiques ou de changements générationnels, son évolution est un entrelacement de continuité et de transformation, de rigidités formelles et d’élasticité factuelle, qui constituent de véritables stratégies d’adaptation aux mutations contextuelles.
On ne peut pas étudier la mafia de manière pertinente sans analyser la société dans laquelle elle est née et s’est développée. La Sicile, en particulier sa région occidentale, peut être définie comme une société mafiogène (c’est-à-dire productrice de mafia) en raison de certaines caractéristiques, telle que l’acceptation, par une grande partie de la population, de la violence et de l’illégalité; la faiblesse de l’économie légale ou la fragilité du tissu social. Pour autant, on ne doit pas oublier que ceci n’est ni le produit d’un immuable ethos (au sens de “familisme amoral” de Banfield) ni celui d’un incivisme ancestral (la thèse de Putnam). La Sicile a connu d’importantes luttes populaires contre la mafia, à partir de celles des “Fasci” siciliens (1891-1894) à celles des masses paysannes au lendemain de la deuxième guerre, qui ont rassemblé des centaines de milliers de personnes et causé des centaines de morts. Leur défaite, qui a forcé à l’immigration des millions d’individus, s’explique non seulement par la réaction violente des propriétaires terriens et des mafiosi, mais aussi par la complicité des institutions locales et centrales.
1.2. Autres types de mafia
Le terme “mafia” est aussi utilisé pour définir d’autres groupes criminels historiques comme la ‘ndrangheta en Calabre et la camorra en Campanie, ou d’autres groupes plus récents, comme sacra corona unita (couronne sacrée unie) dans les Pouilles. On parle de mafia également pour définir des associations criminelles opérant depuis longtemps dans d’autres pays, comme les triades chinoises et la yakusa japonaise, ou de formation récente comme les cartels colombiens, les mafia russes, nigériennes, etc.
Ces groupes ont tous leurs propres spécificités mais ils ont aussi des points en communs avec la mafia sicilienne. Comme l’existence, sous de diverses formes, d’une structure organisationnelle ou le but de s’enrichir et d’acquérir une position de pouvoir par le biais d’activités illicites ou encore, d’exercer un contrôle du territoire.
Des processus d’homologation sont en cours. Les groupes criminels développent des activités de même type (ex., la production et la commercialisation de drogues), ils doivent affronter des problèmes identique (ex., le blanchiment d’argent sale) enfin, ils favorisent l’établissement, dans leur entourage, d’un réseau regroupant des personnes à même de fournir des services de base tels que l’utilisation de moyens technologiques plus ou moins sophistiqués, des renseignements sur les moyens les plus adaptés pour blanchir l’argent sale ou encore, le lien avec l’environnement local et les institutions.
1. 3. Les mafia internationales
La prolifération, dans de nombreux pays, de groupes criminels de type mafieux de même que la publication de documents sur les rapports existant entre diverses organisations ou encore, la croissance de l’accumulation illégale, sont des facteurs qui ont généré des visions hâtives et mystifiées comme celle de la “Pieuvre universelle”, pivot mondial du crime organisé. On a dit que le semi-analphabète Totò Riina, chef de la famille mafieuse sicilienne des “corleonesi” (du nom de Corleone, village situé dans la province de Palerme qui est, depuis les luttes paysannes, un centre important de mafia mais également de lutte anti-mafia) était, pendant un certain temps, à la tête de ce pivot. Ceci est une autre preuve que persistent des stéréotypes incongrus et erronés qui sont, de nos jours encore, plus répandus que les analyses scientifiques.
Ni la mafia sicilienne, ni les autres organisations criminelles n’ont le monopole du crime mondial. Il n’existe pas une monarchie mais de nombreuses républiques. Ce n’est pas la mafia sicilienne qui a envahi le monde, c’est le monde qui a produit et produit toujours plus d’organisations de type mafieux.
De nos jours, le crime organisé de type mafieux se développe tant dans les périphéries que dans les centres. On peut dire qu’il existe une voie criminelle vers le capitalisme et une voie criminelle du capitalisme. Les sujets illégaux ont les mêmes buts que les opérateurs légaux : richesse, succès, mobilité sociale. Les premiers utilisent des moyens illégaux. Toutefois, si l’on constate la présence de phénomènes de corruption au sein d’activités économiques regroupant des entrepreneurs, des professions libérales, des fonctionnaires ou des politiciens liés à des institutions publiques, on constate aussi que l’illégalité n’est pas uniquement pratiquée par les groupes criminels.
2. Le stéréotype du déficit. La métaphore de la “jungle”
Selon la thèse classique, la mafia et les autres formes d’organisations criminelles sont le produit d’un déficit d’opportunités induit par des conditions retardataires et de sous-développement.
Cette définition a été reprise par les organisations internationales. Elle indique que les nouvelles formes de crime organisé (russe et celles des pays ex-socialistes, latino-américains ou africains) ainsi que le “crime transnational”, auraient pour origine un contexte originel propre caractérisé par des situations de marginalité et périphériques ou par une modernisation inachevée et imparfaite. Dans les pays capitalistes démocratiques, le libéralisme serait fondé sur deux piliers : le marché et le droit. Dans les derniers pays entrés dans l’économie capitaliste, il existerait un marché sans Etat ni lois. Un capitalisme sauvage (la “jungle”), sans règles, au sein duquel prévaudrait l’accumulation illégale.
2.1. Le crime comme forme d’accumulation primitive
En réalité la mafia a tiré profit d’opportunités présentées tant par le sous-développement que le développement. Elle a su s’insérer et se servir du rôle qu’elle à joué dans les processus de modernisation. Aujourd’hui, l’emploi de la métaphore “la jungle” ne suffit plus à définir le crime transnational. Les derniers pays entrés dans le marché capitaliste, en se peuplant de mafia et en développant des activités illégales, suivent une voie déjà tracée par des pays considérés comme des exemples de démocratie et de libéralisme, à commencer par les Etats-Unis où le crime est la caractéristique de l'”american way of life” (Daniel Bell). Les divers groupes ethniques de la scène américaine (Irlandais, Juifs, Italiens, etc.) ont utilisés les activités criminelles pour pouvoir s’affirmer sur le marché capitaliste.
Si le crime est une forme d’accumulation primitive, nous devons toutefois être attentifs à ne pas considérer le capitalisme à égalité avec la mafia, dans la mesure où le phénomène mafieux ne s’est pas développé dans toutes les sociétés où le modèle de production capitaliste s’est imposé. Schématiquement on peut dire que, lors du processus de transition du féodalisme au capitalisme, la mafia et les autres phénomènes assimilables se sont formés dans des territoires circonscrits (la mafia en Sicile occidentale, les triades en Chine, la yakusa au Japon), c’est-à-dire là où l’Etat n’a pas réussi à imposer le monopole de la coercition. Dans les pays capitalistes anciens ces phénomènes se sont développés à la faveur de conditions particulières : immigration et difficile intégration des immigrés, marchés noirs suscités par la prohibition, utilisation de la violence illégale pour arrêter et réprimer les conflits sociaux.
2.2. Le crime et les contradictions du système mondial
Aujourd’hui le capitalisme mondialisé engendre la criminalité, en particulier la criminalité organisée de type mafieux. Il produit des contradictions qui caractérisent le système social mondial. Il s’agit, d’une part, de la contradiction entre légalité et réalité (par exemple la prohibition de la production et de l’utilisation des drogues favorisent les activités de groupes criminels qui monopolisent l’offre), d’autre part des contradictions entre opacité du système financier (secret bancaire, paradis fiscaux, innovations financières, etc.) et tentatives de déjouer le recyclage de l’argent sale ou encore, entre restructuration capitaliste et politiques de “développement”. L’économie, les relations sociales, la politique sont marquées par une imbrication étroite entre action légale et action illégale.
On remarque une schizophrénie fondamentale entre les mesures adoptées pour réprimer et contenir la criminalité organisée et les politiques menées par les agences internationales. Dans un monde où la richesse est concentrée dans un nombre de plus en plus limité de mains (358 pluri-milliardaires possèdent autant que deux milliards trois cent mille personnes, c’est-à-dire que 45% de la population mondiale). La Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale pour le commerce, à travers des plans d'”ajustement structurel”, de même que le démantèlement de l’intervention publique ou l’objectif du profit maximal du capital privé, affaiblissent ou suppriment l’économie légale, aggravent le chômage et l’appauvrissement de la majorité de la population mondiale, au nom d’un néo-libéralisme devenu “pensée unique” et politique unique.
3. Les crimes de la mondialisation
On peut voir parmi les effets de la mondialisation néo-libérale, la croissance des déséquilibres territoriaux et des écarts sociaux ainsi que la réduction de l’économie réelle, productrice de biens et de services et la dilatation des activités financières, comme une tentative d’affronter la crise provoquée par la superproduction. Ce contexte est producteur de crimes (criminogène) dans la mesure où, dans de nombreux pays, l’accumulation illégale représente l’unique source de revenu pour un nombre considérable de personnes de même que l’opacité du système financier favorise la symbiose entre capital illégal et légal.
Nombre d’anciennes ou nouvelles activités criminelles (trafic d’êtres humains, immigration clandestine, prostitution, formes nouvelles d’esclavage, exploitation des mineurs, travail au noir, etc.) sont des formes de compétitivité et de flexibilité requises par les lois du marché. Le crime organisé est le gestionnaire de cette armée industrielle de réserve nécessaire à la pérennité et au développement du système mondial. D’une part, on constate l’abandon des droits historiques des travailleurs, de l’autre la réduction de l’être humain à une marchandise ou un distributeur de travail bon marché.
Les activités illégales et les groupes criminels sont souvent reliés aux politiques internationales (géopolitique). Deux exemples: 1) le trafic de drogues en Afghanistan et le réseau financier de la famille Ben Laden; 2) les Etats-mafia et l’exemple italien.
3.1. Le trafic de drogues et le réseau international de la famille Ben Laden
Après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, on a beaucoup parlé du rôle joué par les talibans dans le trafic de drogues ainsi que du réseau international de la famille Ben Laden.
Ces dernières années, l’Afghanistan est devenu le premier producteur d’opium du monde (1999: 4.600 tonnes; 2000: 3.300 tonnes) mais le trafic de drogues dans ce pays a une histoire plus ancienne. Après l’intervention soviétique (1979), la CIA et l’ISI (les services secrets pakistanais) ont soutenu les guérillas afghanes, formées principalement par des cultivateurs de pavot. Les trafiquants afghano-pakistanais sont devenus, en peu de temps, les plus grands fournisseurs d’opium: en 1982, l’Afghanistan fournissait 60% du marché d’héroïne des Etats-Unis. Le trafic de drogue finançait les combattants de la guerre contre l’Union Soviétique et, à cette époque Oussama Ben Laden, ainsi que beaucoup d’autres, étaient les anges de la guerre sainte contre le communisme. Par la suite les talibans ont prit le pouvoir en Afghanistan avec le soutien du Pakistan, et en fondant la république islamique, ils sont devenus des démons anti-américains.
Oussama Ben Laden est un personnage complexe : fondateur et leader de l’organisation Al-Qaeda mais également entrepreneur et spéculateur financier. Il possède des entreprises et sociétés dans de nombreux pays, au Soudan, en Suisse, au Liechtenstein ainsi que dans d’autres paradis fiscaux. Les banques les plus importantes (Chase Manhattan Bank, City Bank of New York, National Westminster Bank, etc.) sont impliquées dans ce réseau. Jusqu’au début des années ’90, les parents d’Oussama étaient associés, avec George Bush et son fils, George W. dans des sociétés opérant dans les secteurs pétrolier et financier. On dit que Ben Laden et ses amis ont effectué des spéculations financières peu avant les attentats contre les tours jumelles et le Pentagone, que des personnes inconnues en achetant des futures pour les revendre le jour suivant, ont réalisé des gains importants: 125% à la Bourse de Francfort, 105% à celle de Milan, 60% à Wall Street.
Voici un autre exemple de lien existant entre le fondamentalisme islamique et la culture néo-libérale du business et de la spéculation sans scrupule: un mariage heureux entre fanatisme religieux et rationalité postmoderne.
3. 2. Les Etats-mafieux
Après la chute des régimes communistes, on a qualifié certains Etats balkaniques, en particulier l’Albanie et la Serbie, d’Etat-mafieux. Les mafiosi locaux, impliqués dans le trafic de drogues ont joué un rôle prépondérant dans les guerres qui ont ensanglanté cette région. En se plaçant à la tête des institutions, ils ont établit des régimes “criminocrates”. Des situations analogues se sont produites dans d’autres pays ex-socialistes, en commençant par la Russie où les organisations criminelles se sont développées à partir du KGB, les services secrets soviétiques, et du PCUS, le parti communiste au pouvoir. Là, les groupes impliqués dans des activités criminelles ont formé les nouvelles classes bourgeoises, tandis que les pratiques illégales et la corruption se sont diffusées même aux niveaux les plus élevés. C’est, par exemple, le cas de la famille Eltsine impliquée dans des opérations de recyclage menées par des banques étrangères.
Avant et après les attentats du 11 septembre, le gouvernement des Etats-Unis a qualifié certains pays (Irak, Libye, Syrie, Soudan, Corée du Nord, Cuba) d’Etats- voyous (rogue States), puisqu’ils protégeaient les terroristes. Dans le dernier discours sur l’état de l’Union, le président G.W. Bush a accusé l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord de représenter l’Axe du mal (Axis of evil).
Une autre définition communément utilisée est celle “Etats hors-la-loi”, c’est-à-dire ceux qui ne respectent pas le droit international. Mais cette étiquette est très “flexible” puisque sont définis “hors-la-loi” les Etats considérés comme des ennemis des Etats-Unis, alors que d’autres Etats qui violent les droits humains, sont “acquittés” puisqu’ils sont des amis du gouvernement américain. Si l’on considère l’action des Etats-Unis sous l’angle du droit international, on peut définir les EUA comme étant le premier pays “hors-la-loi” puisqu’ils enfreignent constamment les règles et traités internationaux, en imposant leurs propres lois basées sur l’utilisation de la force militaire (voir la documentation imposante réunie dans les ouvrages de Noam Chomsky).
De nos jours, au niveau mondial, la situation est la suivante : une anomie substantielle (crise ou plutôt paralysie des Nations Unies), l’affirmation de certains pouvoirs de fait, comme le G7 ou le G8 et surtout, celui des Etats-Unis. En bref : c’est la loi du plus fort qui domine. Une vraie “jungle”.
3.3. Le cas italien
Dans l’histoire de la mafia sicilienne, le rapport des groupes mafieux avec les instituions est un aspect fondamental du processus de formation des classes dominantes et de la configuration concrète de la forme Etat.
Dans ses relations avec l’Etat et les institutions, la mafia est essentiellement dualiste. D’une part elle ne reconnaît pas le monopole étatique de la coercition, elle a un code de conduite et une justice propres, de surcroît elle utilise l’homicide comme peine de mort. Dans ce cas la mafia est en dehors et contre l’Etat. D’autre part, elle tend à s’emparer de l’argent public à travers les contrats d’œuvres publiques et prend une part active dans les affaires publiques. Elle est alors dans et avec l’Etat.
L’Etat aussi a démontré une dualité fondamentale en légitimant la mafia par une longue tradition d’impunités en renonçant de fait au monopole étatique de la force. Pendant le mouvement des paysans (des Fasci siciliens en 1891-94 à la moitié des années 50) la violence mafieuse a joué un rôle décisif dans la répression des luttes : des centaines de paysans, dirigeants syndicalistes et politiciens ont été assassinés pour permettre aux propriétaires terriens et aux mafiosi d’imposer leur domination.
En Italie, pendant la “première République”, la mafia était liée aux membres du gouvernement, en particulier à ceux de la Démocratie Chrétienne, le parti majoritaire, qui était un rempart contre le communisme et l’opposition de gauche.
Durant la transition entre la première et la deuxième République, la violence mafieuse a frappé magistrats, forces de l’ordre et membres du gouvernement, avec des actes auxquels les institutions ont répondus par de nouvelles lois, des arrestations de chefs, des procès et de nombreuses condamnations à perpétuité. Ces dernières années les chefs de la mafia ont compris qu’il leur était nécessaire de contrôler la violence pour pouvoir jouer un rôle social et acquérir de nouvelles alliances.
Aujourd’hui, le chef du gouvernement Berlusconi, impliqué dans de nombreuses enquêtes de corruption, pratique une politique que l’on peut définir comme une légalisation de l’illégalité. Berlusconi, vainqueur des dernières élections, impose des lois qui protégent ses intérêts privés, réduisent ou abolissent les contrôles légaux. Jamais contexte n’a été aussi favorable au retour de la mafia dans la vie sociale et institutionnelle.
4. Répression et prévention. Changer le modèle de développement ou changer le paradigme?
Si le contexte est criminogène, on ne peut se contenter uniquement d’endiguer le phénomène, mais il est nécessaire d’agir sur les causes, sur les processus de production du crime. On se trouve face à un problème de fonds : devons-nous changer le modèle de développement ou changer le paradigme basé sur la dictature de l’économie ? Que pourrait être ce nouveau modèle et qui sont aujourd’hui les acteurs du changement ? La fin du XXe siècle a révélé une crise des projets collectifs (les grandes narrations), mais ceci ne signifie pas pour autant que nous sommes à la “fin de l’histoire”.
Nous pouvons poser les grandes lignes d’un nouvel horizon : à savoir, une économie qui satisfait les besoins et l’achèvement des droits (à l’alimentation, à la santé, etc.) de la population mondiale d’une part et, une politique fondée sur la participation démocratique et sur l’utilisation rationnelle des ressources d’autre part. Mais aujourd’hui, l’économie a comme seul objectif la maximisation du profit et la politique est souvent un spectacle de violence pour des spectateurs passifs.
Les propositions d’introduire des améliorations comme la “mondialisation compassionnelle” ou le “développement durable” ne sont que des oxymores, des termes antinomiques. La protection de l’environnement ne peut aller de pair avec les industries américaines ni avec les modes de vie américain et occidental. L’économie est basée sur un dogme : tout est à vendre (le totalitarisme du marché). Les anti-mondialistes affirment : “le monde n’est pas une marchandise”, mais aujourd’hui tout est en vente. Maintenant il est clair que l’expression “pays en voie de développement” est totalement fausse. Ces pays sont condamnés à un éternel sous-développement. Si nous voulons changer la situation, nous devons sortir de la logique économique la société et “socialiser” l’économie.
Selon la théorie de Thomas Kuhn sur les révolutions scientifiques, nous vivons au sein d’une guerre de paradigmes : l’ancien qui ne veut pas mourir, au contraire il est (ou semble) plus fort que jamais, et le nouveau qui éprouve des difficultés à naître.
La nouveauté de ces dernières années est le mouvement “non-global”: un mouvement complexe comprenant de nombreux acteurs et contradictions. Certains le voient comme un mouvement anti-systémique (anticapitaliste), d’autres considèrent qu’il aspire à réformer certains aspects de la mondialisation, d’autres encore qu’il conteste le présent au nom du passé.
4.1. Le mouvement anti-mondialisation et le mouvement anti-mafia: de la contestation au projet
Ces derniers mois, le mouvement contre la mondialisation néo-libérale a fait des pas en avant en passant des manifestations de protestation à l’élaboration d’un projet. Les forums de Gênes et de Porto Alegre ont entamé l’élaboration d’un programme sur des questions fondamentales telles que la paix, la légalité internationale, la mondialisation des droits, la protection de l’environnement, la création de structures de liaison internationale (la dénommée “mondialisation par le bas”).
En Sicile, le mouvement anti-mafia est aussi vieux que la mafia. Au début, à l’époque du mouvement paysan, la lutte contre la mafia était un aspect spécifique de la lutte des classes. Ces dernières années, après les massacres des années’90, on a constaté l’implication, sous formes variées, d’associations de la société civile, implication étendue à tout le territoire national, même si de manière discontinue et inégale.
Si nous analysons le mouvement anti-mafia contemporain à la lumière des réflexions sur les mouvements sociaux, nous pouvons dire que c’est un mouvement particulier caractérisé par un comportement dualiste vis-à-vis du système. Ce n’est pas une contestation globale, anti-systémique. Il vise à défaire la complicité que les institutions et le contexte social entretiennent avec les groupes criminels. C’est là que réside intégration et conflit. Alors que le mouvement paysan s’inscrivait dans une perspective globale, à l’époque représentée par le socialisme, le mouvement anti-mafia contemporain s’inscrit dans un contexte dominé par la crise des perspectives globales et partage avec les autres mouvements sociaux, les limites de la partialité et de la précarité.
Aujourd’hui, face à la planétarisation du crime, le problème est de trois ordres : la mondialisation de la mobilisation de la société civile sur des terrains spécifiques (analyse, éducation, engagement éthico-social) est-elle possible ? Peut-on inscrire dans un engagement d’ensemble la lutte anti-mafia ? Enfin, cette dernière doit-elle assumer les caractères d’un mouvement anti-systémique ?
“Un autre monde est possible”: c’est le slogan du mouvement anti-global. Or le problème est comment passer du désir et des formulations verbales à un projet praticable ? C’est le défi du XXIe siècle. Pour l’affronter, nous avons besoin d’un maximum de lucidité pour ne pas sous-évaluer la portée des problèmes ni tomber dans de faciles mystifications. La critique la plus radicale aux concepts de développement et de modernité ne peut signifier souhaiter un retour à des sociétés primitives ou à l’âge de pierre. Personne ne peut sérieusement penser jeter à la mer la poste électronique et Internet pour confier les messages au survivant de Marathone ou à des pigeons voyageurs. Le capitalisme n’est pas près de s’écrouler ni de produire automatiquement son dépassement. Il existe des contradictions (celle entre capital et travail reliée à toutes celles qui sont apparues ces dernières décennies: Nord-Sud, environnement, genre, etc.). Mais il n’y aura d’alternative que si nous sommes capables de la construire.
Mon engagement personnel et celui du Centre sicilien de documentation, que j’ai fondé il y a 25 ans, ont pour objectif de créer un lien entre le mouvement anti-mafia et le mouvement anti-global. Ceux-ci peuvent se retrouver sur le terrain de la lutte contre les aspects criminels et criminogènes de la mondialisation (déséquilibres territoriaux et inégalités sociales, l’opacité du système financier). Les sujets dans lesquels il est possible de s’engager en commun sont nombreux : trafic de drogues et prohibition, prostitution et immigration clandestine, les nouvelles formes d’esclavages, abolition du secret bancaire et des paradis fiscaux, l’introduction de la taxe Tobin, etc.
(La ligne d’horizon, Défaire le développement, Refaire le monde, Parangon, Paris 2003, p. 89-100. Texte traduit de l’italien par Anne Gontard)